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Ménissier, Th., « “Tech for good” : quelle théorie de la justice pour les sociétés innovantes ?»

Article initialement paru dans The Conversation France le 26/06/2018.

Le 23 mai 2018 une manifestation intitulée « Tech for good » s’est tenue au Palais de l’Élysée : le Président Emmanuel Macron a reçu une cinquantaine d’entreprises de haute technologie (la « Tech ») pour un sommet dont la finalité était notamment de renforcer l’attractivité de la France dans le secteur numérique. Cette manifestation, qui prend sens dans un contexte, eut lieu à la veille du salon « VivaTechnology » organisé à Paris par le journal Les Echos, lui-même situé à l’avant-veille de l’entrée en vigueur au plan européen du nouveau Règlement général sur la protection des données (RGPD).

« Un nouveau cadre » pour la technologie… et les GAFA

Le message du Président français à l’occasion de ces événements a été polarisé par la recommandation de bâtir un « nouveau cadre », afin que les technologies d’aujourd’hui et de demain n’oublient personne. Cité dans Les Echos, Emmanuel Macron déclarait ainsi au salon VivaTechnology que « la technologie n’a de sens que si elle est encadrée et si elle est au service de l’humain ».

Tout se passe donc comme si la « Tech for good » déclinait la recommandation présidentielle de bâtir un monde plus juste pour la nouvelle économie numérique. S’exprimer de la sorte à l’adresse des géants de la Tech (et les plus petits aussi) s’avère en effet cohérent avec les manières de penser ou avec les mœurs communément admises dans le monde des start-up et des industries du Web.

On procède, à l’américaine, par une forme d’appel à la charité, qui repose sur un double pilier : d’un côté l’empathie pour les moins favorisés, de l’autre le désir de reconnaissance sociale ou recherche de « gloire » à travers le don fait à des fondations.

Un appel au « bien commun »

En donnant à entendre qu’il parle le même langage que ses invités, le Président Macron visait sans doute deux objectifs. Il a d’une part entrepris de les rassurer, tandis qu’il exprimait également un point de vue susceptible de les inquiéter (« La France se battra jusqu’au bout pour taxer les GAFA »).

Il a d’autre part affirmé, au moment où émergent des sujets liés à l’exploitation des données personnelles et à l’évasion fiscale de la part des mêmes GAFA, qu’« il n’y a pas d’innovation soutenable si vous ne participez pas au bien commun ».

La démarche du Président, il convient de le noter, se trouve validée par certains effets, car les invités du Palais de l’Élysée se sont engagés par plusieurs annonces, ainsi que l’explique Le Monde :

« Plusieurs groupes ont profité de l’occasion pour effectuer des annonces sur le développement de leurs activités, sous l’angle de l’emploi ou de leur responsabilité sociale. »

Une ambition éthique à plusieurs sens

Si on l’entend au-delà de la communication politique, cependant, cet appel au « bien commun » exprime une plus forte ambition éthique, qui peut être interprétée de plusieurs manières. D’une manière générale, la formule peut renvoyer à la relation (discutée depuis avant même l’élection présidentielle) entre Emmanuel Macron et la philosophie pratique, souvent évoquée via ses attaches revendiquées avec la pensée de son mentor en philosophie, Paul Ricœur.

Récemment, Olivier Abel a proposé dans la revue Etudes(septembre 2017) une synthèse intéressante mettant en lumière des éléments validant une aspiration commune entre éthique et politique via le rôle de l’idéologie : « Le politique et le philosophe : Emmanuel Macron et Paul Ricœur ».

Dans une intéressante contribution, pour ainsi dire anticipée car rédigée avant la victoire d’Emmanuel Macron à l’élection présidentielle, Speranta Dumitru avait évalué le programme du candidat Macron à l’aune de la catégorie de « libéralisme égalitaire » en l’affiliant aux théories de John Rawls et d’Amartya Sen.

Les événements récents nous permettent en quelque sorte de poursuivre la compréhension d’un projet qui, au moins dans ses intentions explicites, associe les motifs éthiques à la politique qui pilote la dynamique de la technologie et de l’économie numérique dans la société démocratique. Mais de quelle manière ?

Qu’est-ce qu’une société « innovante mais juste » ?

Dans la logique qui est la sienne, la « Tech for good » a permis aux acteurs de l’économie numérique d’exprimer d’effectives promesses de don. Et au plan européen sur lequel la France entend se donner un rôle moteur, les multiples chantiers de la réforme du droit engagés par la dynamique des innovations sont en cours (droit de propriété, droit fiscal, droit social).

Ces événements offrent également l’occasion de poser une question difficile, mais passionnante : qu’est-ce qu’une société innovante et juste ? La difficulté de cette question réside à plusieurs niveaux différents.

D’abord, au sein d’une société innovante, l’innovation joue un rôle moteur, ou fait office d’un principe permanent de transformation de l’existant. Dans de tels ensembles, il est nécessaire de composer avec le caractère fondamentalement imprévisible des effets de l’innovation : si l’on entend par ce terme une invention mise en société (via un marché mais également via une décision politique), les rebonds induits par la nouveauté initiale, potentiellement infinis, échappent structurellement à toute prévision humaine.

Qui aurait pu prévoir le succès des géants de la Tech, même quelques années avant leur essor ? Et mieux encore, qui aurait pu anticiper leur pouvoir de transformation de la société ?

Ensuite, la difficulté réside dans le caractère mal défini des valeurs et des finalités des acteurs du monde de l’innovation. Que l’on définisse cette dernière de manière étroite (comme la création de valeur capitaliste à partir de l’invention technologique) ou de manière large (comme l’introduction d’une nouveauté dans une société par l’adoption de nouvelles techniques, de nouveaux services ou de nouveaux usages), la difficulté est réelle.

En effet, les capitalistes poursuivent des intérêts financiers qui peuvent certes être sous-tendus par des valeurs éthiques mais cela n’est pas certain, et ce n’est sans doute pas leur démarche première. Et la société démocratique dans laquelle se déploie l’innovation lato sensu, fondamentalement pluraliste du point de ses valeurs, est dominée par la pluralité des conceptions du bien.

C’est la raison pour laquelle la définition du bien commun (au singulier) auquel fait référence le Président français pointe, quant à ses réalisations possibles, un véritable défi pour la pensée.

Quels biens communs ? Quelle justice ?

Il aurait été plus simple pour le Président d’évoquer « les » biens communs numériques, au pluriel. Pour la philosophie, la question de savoir ce qu’on doit identifier comme un bien se pose de manière fondamentale – c’est-à-dire que la réponse à la question n’est ni simple ni passible d’exhaustivité ou même de clôture définitive. En revanche, les biens communs numériques font l’objet de recherches en cours de la part des usagers réunis en associations militantes.

Dans la liste des notions candidates, le logiciel libre véritable « fer de lance des biens communs numériques »), ou encore les ressources du savoir en ligne, ce qui relève de l’open édition, les données de l’open data, la « science ouverte », l’économie contributive et la neutralité d’Internet, etc.

On pourrait dire également que ce qui manque fondamentalement entre la dimension morale exprimée par la logique de la « Tech for good » et la réforme des institutions juridiques permettant une politique conforme aux objectifs que s’est donné le Président Macron, c’est une « théorie de la Justice » dédiée aux biens et aux ressources numériques. Est-il réellement possible de concevoir une théorie de cette sorte, à la suite de l’œuvre de John Rawls et des débats que ses fameux travaux ont engagés depuis les années 1970 ?

Théories de la justice et économie technique et libérale

Les théories philosophiques de la justice sont bien connues des spécialistes et dessinent une constellation de positions nettement identifiées, de l’utilitarisme standard (celui de John Stuart Mill et de Henry Sidgwick) attaqué par Rawls, jusqu’aux critiques que lui ont adressées aussi bien les libéraux (Friedrich Hayek) et « libertariens » (Robert Nozick) que les « communautariens » (Michael Sandel, Michael Walzer, Charles Taylor) – voir, par exemple, la présentation de Bertrand Guillarme dans la revue Pouvoirs, n°94/2000.

Ce qui est intéressant avec ces théories, c’est qu’en reposant à nouveaux frais un vieux problème philosophique, elles invitent à imaginer au sein des sociétés d’aujourd’hui des schémas de répartition équitable pour différents types de biens. Pour reprendre le titre d’un ouvrage du philosophe Bernard Baertschi, elles permettent de questionner La Responsabilité éthique dans une société technique et libérale (2004).

Le vieux problème est celui qui met en relation les valeurs et les normes, ou encore le bien et le juste, en recherchant quel peut être le bon point d’équilibre entre le droit et l’éthique. Problème qui peut trouver plusieurs formulations : quand on énonce pour une société donnée des normes acceptées comme justes, est-il nécessaire de faire référence à (ou de s’appuyer sur) des principes ou des valeurs éthiques ?

Peut-on penser les normes au-delà des valeurs, et le juste indépendamment du bien ? Dans une société démocratique (pluraliste), n’est-on pas obligé de le faire ? Quelles conséquences pour la Justice et sur la société ?

Le juste et le bien

Si la première formulation de ces problèmes est le fait des doctrines de l’Antiquité (Platon, Aristote) pour lesquelles il ne pouvait être question de justice sans saisie philosophique de l’idée de bien, ils ont été reformulés lors de la Modernité en fonction du postulat inverse selon lequel le juste doit être conçu comme indépendant du bien. Tel était le sens de l’orientation initiale donnée par Hobbes dans le Léviathan (1651) selon laquelle dans l’état de nature, les humains ne connaissent nul sens de justice, et le juste résulte seulement d’une convention qui profite au plus grand nombre dans la perspective de la recherche de l’ordre souverain.

La solution qui s’est imposée dans le monde de l’innovation technologique semble dominée par la réponse utilitariste : en proposant une économie basée, via le calcul de l’intérêt social des inventions, sur l’investissement financier dans la nouveauté technique, cette solution favorise à la fois le profit individuel, la création de valeur économique et, du fait du caractère socialisateur des innovations, la coopération sociale.

Dans l’optique utilitariste, une société est dite juste lorsque chacun de ses membres est en capacité d’exprimer librement ses propres intérêts. Ainsi que le recommandait Mill, « maximiser » les préférences d’utilité revient à assurer à chaque agent social les conditions de son émancipation et de son bonheur. Les préférences individuelles agrégées constituant « le plus grand bonheur pour le plus grand nombre ».

Mais tandis que la dynamique économique de l’innovation consacre sans doute la pertinence de l’utilitarisme, ses angles morts en termes de politique sociale indiquent clairement les limites de cette solution philosophique. En effet, fondamentalement centrée sur les préférences individuelles, la théorie utilitariste ne reconnaît a priori aucune logique de redistribution, elle se trouve pour ainsi dire indifférente à l’équité.

Les apports de John Rawls

Par rapport à cette situation, il n’est pas exagéré d’affirmer que John Rawls (1921-2002) contribua à la renaissance de la théorie politique normative et de l’éthique économique et sociale. Ce professeur qui enseigna pendant presque 40 ans à Harvard à partir de 1964 ne s’occupa jamais que d’un seul problème philosophique, mais produisit trois livres mondialement discutés, dont le plus célèbre A Theory of Justice(1971), traduit en français sous le titre Théorie de la justice (par Catherine Audard, aux Editions du Seuil en 1987).

Le problème classique qu’affronte Rawls est celui de la justice distributive : comment les différents biens produits par la coopération sociale doivent-ils être distribués ? Comment distribuer les droits et les libertés, les positions sociales, ou encore les richesses matérielles pour que cette répartition puisse être considérée comme juste de manière indiscutable ? Les thèses de Rawls, d’inspiration kantienne, reposent sur un universalisme abstrait qui a nourri la controverse depuis les années 1970.

L’approche des « capabilités » de Martha Nussbaum

Comment de telles préoccupations philosophiques peuvent-elles aujourd’hui s’exprimer dans les sociétés innovantes où la création de (parfois très grandes) richesses dépend des idées techniques inventées puis valorisées et mises en marché par leurs promoteurs ? Quelle théorie de la justice pour un monde où le principe de l’économie est la liberté individuelle d’entreprendre ? Comment dépasser la solution utilitariste sans léser le ressort de l’ambition, fondamental pour une société libérale ?

Dans les lignes qui suivent je voudrais suggérer la fécondité de l’option développée par Martha Nussbaum (après Amartya Sen) à propos des « capabilités » car elle me paraît avantageuse à deux points de vue : elle est susceptible, d’une part, de soutenir des formes concrètes de droits personnels et de liberté comme capacité d’action et de choix, et, de l’autre, de dessiner les lignes d’un monde plus équitable sans léser l’appétence des individus pour l’action.

Attentive comme l’est lui-même Amartya Sen au développement humain, Martha Nussbaum dans L’Art d’être juste (1995, trad. éditions Climats, 2015) a critiqué les théories du choix rationnel héritières de l’utilitarisme, mises en cause à trois niveaux : elles simplifient ou normalisent le comportement individuel, elles enferment l’individu dans le calcul solitaire des préférences calculables, enfin elles ne rendent pas compte de ce qui fait la qualité de la vie d’un véritable « agent » humain capable de faire des choix et de réaliser les options qu’il a choisies.

Les capabilités, poursuit-elle dans Capabilités. Comment créer les conditions d’un monde plus juste ? (2011, trad. éditions Climats, 2012) sont ainsi des « libertés substantielles », à savoir un ensemble de possibilités (le plus souvent interdépendantes) de choisir et d’agir. On nommera « capabilités combinées » ces capacités qui ne sont pas seulement les capacités dont une personne est dotée, mais des libertés ou des possibilités créées par une combinaison de capacités personnelles et d’un environnement politique, social et économique.

On les distinguera des capabilités internes qui pour leur part désignent les caractéristiques actuelles d’une personne : les traits de sa personnalité, ses capacités intellectuelles et émotionnelles, l’état de sa santé physique et de son savoir, ses capacités perceptives et motrices.

Ces états, explique Nussbaum, « ne sont pas fixes, mais fluides et dynamiques », ce sont des caractéristiques personnelles potentielles.

« Les capabilités combinées sont ainsi définies comme des capabilités internes auxquelles s’ajoutent les conditions sociales, politiques et économiques où le fonctionnement correspondant peut effectivement être choisi. Il n’est donc pas possible conceptuellement de penser à une société qui produirait des capabilités combinées sans produire des capabilités internes. Nous pourrions cependant imaginer une société qui réussit à créer des contextes de choix dans de nombreux domaines, mais qui ne procure pas d’éducation à ses citoyens ou ne nourrit pas le développement de leurs capacités mentales. […] La distinction entre capabilités internes et combinées n’est pas stricte, puisque l’on acquiert le plus souvent une capabilité interne à travers un certain type de fonctionnement, et que l’on peut le perdre en l’absence de possibilité de l’utiliser. Cette distinction est toutefois un instrument utile pour diagnostiquer les réussites et les échecs d’une société. » (Capabilités. Comment créer les conditions d’un monde plus juste ?, p. 41-42).

La filiation Macron–Rawls–Sen

Ici se dessinent les lignes possibles pour une société innovante et juste. Speranta Dumitru ne s’était pas trompée en affiliant la position d’Emmanuel Macron à la pensée de Rawls et de Sen – ou plus exactement, les déclarations du Président ne démentent pas les intentions du candidat en ce qu’elles font entrevoir une théorie de la justice adaptée à la nouvelle économie comme à la société numérique.

Une véritable « Tech for good » inspirée par la théorie des capabilités fournirait en effet à ses sociétaires – via l’action de la puissance publique – des possibilités réelles de développement en fonction des talents qu’ils expriment actuellement, mais également eu égard à leurs talents potentiels. Pour ce faire, elle mettrait notamment en œuvre les dispositifs d’accès à la compréhension de la dynamique technique, économique et sociale de l’innovation, afin d’y inclure le maximum de personnes en leur offrant la liberté de s’y investir.

On peut souligner ici la valeur de la formation (élémentaire, générale, supérieure) pour de telles sociétés, qu’il s’agisse des connaissances techniques, des connaissances générales ou spécialisées, ou encore des compétences sociales qu’il est possible d’acquérir pour un individu tout au long de la vie.

Véritables sociétés du changement améliorant, disposant avec les moyens numériques de formidables outils d’éducation et d’émancipation par la connaissance, les sociétés innovantes et justes permettraient aux personnes de transformer leur parcours de vie, parcours souvent subi en fonction de conditions initiales peu favorables, en y incluant des options moins contraintes, du fait du développement de leur capacité d’agir dans un monde où la richesse dépend justement de la valorisation des idées nouvelles (inventions techniques, propositions de services innovants) qui peuvent rapidement se voir transformées en valeurs, comme elles sont personnellement profitables et socialement utiles.

Une telle perspective revient à prendre au mot le libéralisme politique, qui a toujours estimé que l’émancipation des individus et leur capacité de s’engager librement dans des entreprises (au sens large de ce terme) allaient de pair pour permettre une plus grande reconnaissance de la dignité des personnes.

Seraient invités à contribuer à un tel projet tous les acteurs de la société innovante : aussi bien les individus qui désirent promouvoir et valoriser des idées originales que les compagnies privées déjà installées et reconnues, et les États dans leur politique, tant générale qu’éducative ; chacun est dans son rôle dès lors que les premiers cités contribuent à la dynamique de l’innovation, que les deuxièmes ne l’éteignent pas sous l’effet d’une volonté d’hégémonie (mais au contraire la permettent en développant des « jeunes pousses »), et que les derniers mentionnés contribuent à installer des règles souples et à maintenir ouverts les espaces où le développement humain est encouragé, des espaces d’ailleurs éventuellement soustraits à la logique marchande.

En d’autres termes, désormais il ne s’agit plus d’en appeler à la libéralité ou à la bonté de généreux donateurs, mais également de donner un sens philosophique à cet appel, et de le valider par une théorie de la justice adéquate.

Non seulement, en effet, il n’est pas contradictoire de se montrer généreux avec les personnes qui ne sont pas encore incluses dans la dynamique de l’innovation, mais c’est éthiquement désirable car conforme à un idéal de développement humain, idéal d’ailleurs propice à la pérennité de l’économie et de la société numérique.