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Le clavier et la plume – Variations anthropologiques sur la parité dans le monde de l’IA

Meeting Women in AI, MIAI, dans le cadre de la journée internationale du droit des femmes, 8 mars 2021

https://miai.univ-grenoble-alpes.fr/events-highlights/women-in-ai-march-8-2021-856105.htm

J’ai le plaisir d’animer cette table-ronde intitulée « Lecture sociologique sur la question de parité en IA ». Avant de donner la parole aux invitées, mes deux collègues qui œuvrent à la Mission Égalité Femmes Hommes et lutte contre les discriminations de l’Université Grenoble Alpes, je voudrais proposer quelques réflexions destinées à insérer les interventions dans certains de leurs contextes. 

Le premier contexte, c’est d’abord celui de l’éthique étant donné les défis scientifiques que s’est donnés la chaire éthique & IA. Les défis n°3 et 4 concernent en effet le sujet dont nous traitons aujourd’hui. Ils sont formulés de la sorte : Quels types de société/d’humanité promeut-on avec l’IA ? et Quelle est la bonne perspective pour déterminer l’IA de manière juste et démocratique ?

La question de la parité femmes/hommes représente un sujet difficile à traiter, mais il est également surtout crucial pour une éthique de l’IA telle que l’entendent ces défis. Et si tel est le cas, c’est que ce sujet est tout simplement en lui-même fondamental dans le cadre d’une éthique démocratique : il représente à ce titre un des cas importants de la double thématique de l’égalité et de l’équité, un de ces cas que toute société démocratique se doit d’affronter et de traiter. 

A noter également qu’aujourd’hui la question de la parité prend rang dans un contexte plus large, qui est lui-même double, celui des questions de genre et du respect de la diversité des vécus humains.

Concernant un sujet aussi important à penser, je voudrais ensuite proposer quelques éléments originaux, qui ne regardent ni ma discipline la philosophie, ni la sociologie annoncée dans le titre de la table-ronde, mais une autre science humaines et sociale, à savoir, l’ethnologie. Ces éléments, je l’espère, vont apporter à cette table-ronde une mise en perspective intéressante. Ils permettent en effet de saisir à la fois la profondeur relative à la condition humaine (la profondeur anthropologique, donc) et toute la difficulté pratique de notre sujet. 

Je vais successivement évoquer deux figures importantes de la recherche en ethnologie du genre : tel est en effet le second contexte dans lequel je veux replacer la table-ronde.

D’abord, Margaret Mead (1901-1978), pionnière cette recherche. Véritable aventurière de la science, scientifique risque-tout comme on devrait toujours l’être, dès 1925, à 23 ans, Mead s’embarqua seule pour les îles Samoa, malgré les craintes de ses amis et de son maître académique Franz Boas, qui lui conseillaient d’effectuer sa première enquête de terrain en Amérique. La légende veut qu’elle falsifia les documents officiels destinés à valider sa mission scientifique (trichant sur sa taille et son poids car elle paraissait fragile). Il n’est pas déplacé d’affirmer que son œuvre bouleversa les questions de genre et provoqua la polémique…mais est-on jamais assez scientifique et rigoureuse quand on est une femme novatrice dans une science académiquement dominée par les hommes ?

Fruit de ces premières investigations ethnologiques, l’œuvre de Mead se compose notamment des ouvrages Coming Age In Samoa (1928) et de Sex and Temperament In Three Primitive Societies (1935), tous deux réunis dans la traduction française intitulée Mœurs et sexualité en Océanie (1963). On notera que ces ouvrages s’articulent tous deux autour des questions de sexe et de genre, et étudient le système des rites de passages dans des sociétés qu’on qualifiait alors de « primitives », par référence aux caractères tout à la fois traditionnels et traditionalistes, communautaires et claniques des ensembles sociaux étudiés, bref par référence à leur caractère prémoderne.

Mœurs et sexualité en Océanie | Lisez!

L’intérêt de l’angle de vue offert par l’ethnologie se dévoile ici : les objets d’étude de cette science sociale, ce sont des sociétés qui ne sont pas, comme le sont en revanche nos sociétés, traversées par une mobilité sociale qui fait que les assignations culturelles se voient mises au second plan, relativisées. Au contraire, dans les sociétés étudiées, ces différences apparaissent sédimentées, entérinées, voire sacralisées. Elles apparaissent au final totalement naturelles, et souvent le fait qu’on les respecte se trouve fondé sur des interdits religieux, relayés par des affects très forts. 

De par son œuvre, Mead a contribué à la percée réalisée par des autrices féministes telles que Simone de Beauvoir, dont le premier tome de l’ouvrage Le Deuxième sexe paraît en 1949. Avec sa célèbre proposition « On ne naît pas femme, on le devient », la philosophe opère d’ailleurs un geste qui va dans le sens de la transformation de la thématique de la sexuation en celle du genre, et tout à fait conforme à celui qu’avait inauguré Mead : le fait d’être et d’apparaître socialement assigné à l’un ou à l’autre sexe relève d’un processus de formation et de déformation, qui s’appuie lui-même sur des codes culturels de genre, très ancrés dans les sociétés. 

Je complèterai ce petit parcours en ethnologie du genre par une seconde référence, faite à un autre auteur : Pierre Clastres (1934-1977) dont le terrain d’étude concernait les Indiens du Paraguay, notamment les Aché-Guayaki. Clastres est l’auteur d’un ouvrage légitimement très célèbre, La Société contre l’État (1974), recueil d’études parues auparavant dans des revues scientifiques, dont « L’arc et le panier », (1ère édition revue L’Homme, 1966 : texte intégral ici) qui m’intéresse maintenant. 

Amazon.fr - La Société contre l'Etat : Recherches d'anthropologie politique  - Clastres, Pierre - Livres

Cette étude apparaît très intéressante parce qu’elle pousse à son terme le type d’analyse évoqué avec les travaux de Mead : les sociétés traditionnelles reposent sur des « valorisations » mentales et émotionnelles, dont l’expression est à la fois sociale, politique, culturelle et religieuse, et ces expressions fixent leurs partitions structurantes. A commencer par le clivage homme/femme. 

Voici un extrait éloquent de l’article, en ce qu’il distingue les manières d’être de l’homme et de la femme et les symbolise par l’image de deux outils très clivés, l’arc et le panier (je souligne quelques moments importants de l’argumentation) : 

« Il y a chez les Guayaki un espace masculin et un espace féminin, respectivement définis par la forêt où chassent les hommes et par le campement où règnent les femmes. […] Ils […] ont une conscience claire [du strict clivage H/F] et le déséquilibre des relations économiques entre les chasseurs et leurs épouses s’exprime, dans la pensée des Indiens, comme l’opposition de l’arc et du panier. Chacun des deux instruments est en effet le moyen, le signe et le résumé de deux « styles » d’existence à la fois opposés et soigneusement séparés. Il est à peine nécessaire de souligner que l’arc, seule arme des chasseurs, est un outil exclusivement masculin et que le panier, chose même des femmes, n’est utilisé que par elles : les hommes chassent, les femmes portent. La pédagogie des Guayaki s’établit principalement sur cette grande division des rôles […] Les Guayaki appréhendent cette grande opposition, selon laquelle fonctionne leur société, à travers un système de prohibitions réciproques : l’une interdit aux femmes de toucher l’arc des chasseurs, l’autre empêche les hommes de manipuler le panier. […] Ce tabou […] est scrupuleusement respecté et l’on n’assiste jamais à la conjonction bizarre d’une femme et d’un arc ni à celle, plus que ridicule, d’un chasseur et d’un panier. Les sentiments qu’éprouve chaque sexe par rapport à l’objet privilégié de l’autre sont très différents : un chasseur ne supporterait pas la honte de transporter un panier tandis que son épouse craindrait de toucher son arc. C’est que le contact de la femme et de l’arc est beaucoup plus grave que celui de l’homme et du panier. Si une femme s’avisait de saisir un arc, elle attirerait à coup sûr sur son propriétaire le pané, c’est-à-dire la malchance à la chasse, ce qui serait désastreux pour l’économie des Guayaki. Quant au chasseur, ce qu’il voit et refuse dans le panier, c’est précisément la menace possible de ce qu’il craint par-dessus tout, le pané. Car, lorsqu’un homme est victime de cette véritable malédiction, étant incapable de remplir sa fonction de chasseur, il perd par là même sa propre nature… » (p. 92-93) 

Selon Clastres, les femmes qui se saisiraient de l’arc de leur mari feraient courir à tout le groupe social une grave crise d’un double type, à la fois économique et psychologique. Parce que les chasseurs concernés se considèreraient comme victimes d’une malédiction, le groupe n’aurait plus accès aux ressources du gibier et les hommes deviendraient impuissants…L’arc, attribut exclusivement masculin, apparaît donc comme l’instrument d’une double performance, ou de la performance au carré : il est l’outil indiscutable de l’efficacité économique autant que ce qui augmente la force phallique. Un des points intéressants soulignés par l’ethnologue est que divers affects (c’est-à-dire des vécus émotionnellement ressentis) conduisent à ce que chacun s’en tienne à son rôle dans la société guayaki, ce qui permet aux tabous socialement structurants de ne pas être violés : “bizarrerie”, soit sentiment que quelque chose n’est pas conforme à ce qu’il faut faire, que c’est déplacé ou inconvenant, sens du ridicule, peur de franchir les limites de ce qui apparaît socialement convenable et enfin terreur religieuse à l’égard du tabou (et sans doute aussi, si ce dernier est violé, conviction très forte que l’on est victime de la malédiction).

Il apparaît intéressant de se demander pour notre objet d’aujourd’hui : de telles façons de faire et de penser sont-elles dépassées ? Ne sont-elles que le témoignage d’un monde disparu ou en tout cas très étranger à nos sociétés caractérisées par une forte mobilité sociale et finalement devenues des démocraties qui consacrent l’égalité et la parité ?

On aimerait le croire – bien sûr, les femmes dans nos sociétés ont, de par leurs compétences, acquis le droit de s’emparer de l’arc, et de leur côté de nombreux hommes ne répugnent pas à manipuler le panier. Pourtant, les choses apparaissent plus complexes que cela…

Votre serviteur s’en est rendu compte il y a quelques années, alors que, comme philosophe concerné par l’innovation, il intervenait devant le comité stratégique d’un grand groupe français, leader mondial dans l’étude et la fabrication de moteurs pour l’industrie aéronautique et spatiale. Devant moi, il y avait dix personnes, neuf hommes et une femme. Au début de mon intervention, je me suis risqué à une petite question – « c’est étonnant comme il y a peu de femmes dans votre assemblée, votre entreprise regroupe donc des métiers d’hommes ?… ». Réaction immédiate d’un des hommes de la réunion parlant pour tout le monde : « Si, bien sûr il y a des femmes dans notre société, mais nous les hommes, nous sommes spécialistes du « dur », tandis qu’elle, elle est spécialiste du « mou » : nous sommes physiciens, elle est chimiste ». Déclaration suivie de rires appuyés, tandis que la femme ingénieure chimiste se contentait d’un sourire silencieux… 

Le dur et le mou comme valeurs genrées associées aux spécialités respectives de l’ingénierie maison…au vu des images aisément associables à ces deux adjectifs qualificatifs, j’ai cru rêver, et me suis dit qu’il restait un certain chemin à parcourir pour en finir avec les sociétés clivées qui sacralisent la différence des sexes…

Existe-t-il de pareilles constructions archaïques & imaginaires dans le monde de l’IA ? Quels seraient alors nos tabous et les images qui les cristallisent ?

Si « le code », dont on nous dit qu’il est aujourd’hui la loi, est bien majoritairement masculin, où se trouve donc pour nous l’équivalent de l’arc des Aché-Guayakis ? Je dirais qu’on retrouve aujourd’hui le même instrument de puissance valorisée dans le clavier d’ordinateur. Notre arc à nous, aujourd’hui, c’est le clavier.  

Et, en croisant avec l’anecdote rapportée plus haut, on pourrait proposer comme contrepoint du clavier masculin la plume avec laquelle on écrivait autrefois, symbole pour l’écriture des valeurs supposées féminines : aux hommes le “dur” calcul, aux femmes la “molle” écriture toute en arabesques empathiques…

Alors, pour aller au bout de l’image, que se passe-t-il lorsque les femmes s’emparent du clavier ? Je pense que ce dernier – loin de ne plus être efficace – peut s’en trouver transformé. Une fois approprié à parité par l’autre moitié du genre humain, les valeurs dont il est implicitement porteur vont évoluer, de même que, forcément, les orientations et usages de l’IA le seront.

C’est bien de telles transformations, encore incertaines dans leur contenu précis, mais très probables dans leurs effets sociaux et culturels, dont il est question avec cette journée du droit international des femmes – en matière d’informatique et d’IA.

Alors, Mesdames, saisissez le clavier pour activer de tels possibles !