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Résumé de l’intervention :

Dans cette intervention, nous voulons réfléchir en spécialiste d’éthique appliquée et de philosophie politique aux transformations des secteurs de la pratique physique et sportive qui sont appelées par l’essor de l’intelligence artificielle. Sous l’effet du déploiement des technologies regroupées sous ce terme générique, certaines difficultés apparaissent, d’autres sont amplifiées. Le sport, tel qu’il a été réinventé dans la modernité dans le contexte de la révolution industrielle, voit ses ambiguïtés (du point de vue éthique) considérablement augmentées : les performances du joueur/de la joueuse professionnel.le sont désormais étroitement monitorées et exponentiellement exploitées dans le cadre d’une « biopolitique » médiatiquement spectacularisée sans scrupule humaniste. Le sport-loisir et les pratiques sportives ordinaires sont de leur côté l’objet d’une attention toute particulière de la part du marché du développement personnel. Ce dernier regorge déjà de solutions technologiques qui ne sont pas sans ambiguïtés pour une éthique de l’IA appliquée au corps. Enfin, d’autre pratiques physiques – réellement émancipatrices – peuvent être inventées avec l’aide de l’IA.

Développement d’un argument de l’intervention :

L’émergence de l’IA dans et pour le sport pose un certain nombre de problèmes dont il convient de prendre la mesure.

D’abord, les auxiliaires technologiques qui entrent dans la préparation des activités paraissent de nature à affaiblir la distinction traditionnelle entre les “deux sports” : le sport de haut niveau (éventuellement professionnel) et le sport amateur. Normalement, la distinction relève, dans les termes employés par Isabelle Queval, entre « se dépasser » et « s’accomplir » (Queval 2004). Mais la valeur d’exemplarité du « haut niveau » technologiquement assisté joue en faveur de la diffusion de quasiment les mêmes instruments de mesure et d’optimisation de la performance, certes simplifiés, en tout cas accessibles à tout un chacun dans les réseaux de grande distribution, parfois adaptés au confort et au bien-être.

Ensuite, il convient de comprendre le sport technologiquement assisté comme l’expression d’une idéologie de la performance qu’on doit elle-même interpréter dans le cadre de ce que Michel Foucault a nommé dans les années 1970 la “biopolitique” (Foucault 2004). Dans ce que j’appelle pour ma part le système de l’innovation, le sport tend à devenir une branche de la biopolitique : technologiquement assisté, surtout dans le cas du haut niveau, il fournit des expérimentations « grandeur nature », qui permettent une diffusion industrielle. Ainsi la performance doit être saisie comme un idéal de masse. Telles sont les ambiguïtés du sport dans le contexte de l’« innovation sauvage » (Ménissier 2021). Un état d’urgence permanent régit cette activité comme elle règne dans d’autres domaines, telles que la défense et la sécurité, ou encore les conditions sanitaires, ce qui crée une ambiance conjuguant situation de crise, performance et compétition des firmes.

Dans ce contexte qui semble déréglé, il n’est pourtant pas vain de réaffirmer la valeur des valeurs du sport – il semble même précisément nécessaire de souligner leur exemplarité. En dépit de la révolution technologique introduite par la puissance de calcul des algorithmes, ces valeurs demeurent inchangées et se fondent toujours sur les traits spécifiques de l’activité sportive. On peut ainsi évoquer le maintien en santé par l’exercice ; la pratique d’une activité physique dans le cadre de règles définies ; le dépassement et la construction de soi dans l’effort ; le développement d’aptitudes grâce aux apprentissages corporels ; l’esprit d’équipe disposant à la collaboration, renforçant la sociabilité et favorisant la solidarité ; le respect de l’équité entre les concurrents. Ceci rappelé, la question que pose aujourd’hui l’activité technologiquement assistée est de savoir quelles limites désormais assigner aux performances humaines sous-tendues par les remarquables performances techniques de l’IA.

En matière de régulation éthique pour le sport renouvelé par l’apport de l’IA, nous proposons la distinction conceptuelle suivante. Il convient de distinguer aussi scrupuleusement que possible l’assistance de l’augmentation. Ou bien le système technique d’IA, sous quelque forme que ce soit, permet d’améliorer la performance en assistant l’humain ; ou bien il permet d’améliorer la performance en augmentant l’humain. Si ténue que semble parfois la limite entre les deux situations, cette distinction permet d’éclairer le cadre dans lequel peuvent apparaître les règles qui favorisent une éthique du sport dans ses nouveaux contextes. L’assistance ne pose pas de problème éthique mais permet au contraire de proposer des règles conformes à l’éthique du sport ; l’augmentation, parce qu’elle fait perdre de vue les limites naturelles ou traditionnelles, accroît au contraire la confusion.

Actuellement, cette distinction tend toutefois à s’effacer du fait de l’apparition de manifestations originales, qui constituent encore des cas particuliers, mais dont l’observation précise peut conduire à réfléchir autrement et à préparer une évolution des choses. Le Cybathlon organisé par l’ETH Zurich (Suisse) en est une. Cette manifestation s’est déroulée à deux reprises en 2016 et en 2020. Présentée comme des Jeux Olympiques à la fois handisports et technologiques, elle met en compétition des personnes handicapées secondées par des équipes techniques de haut niveau et appareillées dans le but d’effectuer des tâches précises. Sans disparaître, la distinction entre assistance et augmentation devient ici plus floue : durant les épreuves, les compétiteurs et compétitrices sont en effet “augmenté.es”. Cette manifestation soumet à l’éthique du sport une question d’un nouveau genre, susceptible d’ouvrir des horizons encore inexplorés. Cette question peut se formuler ainsi : Quelles valeurs et quelles règles dans le cas de l’augmentation consentie ?

D’un côté, le type de réponse qu’on peut apporter à cette question s’inscrit dans un cadre inouï, à savoir, dans le paradigme que Bernard Andrieu a nommé l’« hybridation somatechnique » (Andrieu 2011). Ce nouveau paradigme, que des artistes investiguent depuis plusieurs années, est peut-être conduit à régir des domaines d’activités variés telles que la santé, la défense, la mobilité, et bien entendu les “deux sports”. De l’autre, la question posée, si elle peut sembler nouvelle, évoque la tâche que préconisait il y a longtemps déjà (bien avant l’essor de systèmes techniques dit intelligents) Gilbert Simondon à propos du nécessaire dialogue entre l’humain et la machine (Simondon 1958). Dialogue qui permet au premier, en saisissant la dimension sociale de son activité technique, de gagner en autonomie. De ce point de vue, le Cybathlon fournit une opportunité : observer, décrire, enfin caractériser ce genre d’événements permettra de disposer de moyens de le qualifier sur le plan éthique, c’est-à-dire de l’évaluer afin d’échapper à une situation de dangereuse anomie.

Références bibliographiques

Andrieu (Bernard), 2011 : Les Avatars du corps. Une hybridation somatechnique, Montréal, Liber.

Foucault (Michel), 2004 : Naissance de la biopolitique, Cours au Collègue de France, 1978-1979, Édition établie sous la direction de François Ewald, Alessandro Fontana et Michel Senellart, Paris, Gallimard-Le Seuil.

Ménissier (Thierry), 2021 : Innovations. Une enquête philosophique, Paris, Hermann.

Queval (Isabelle), 2004 : S’accomplir ou se dépasser. Essai sur le sport contemporain, Paris, Gallimard.

Simondon (Gilbert), 1958 : Du Mode d’existence des objets techniques, Paris, Aubier-Montaigne. 

L’enregistrement vidéo de cette journée sera bientôt disponible sur YouTube.