Ménissier, Th., “Quelle éthique pour l’IA ?”
A paraître dans le volume collectif : Naissance et développement de l’intelligence artificielle à Grenoble. De Vaucanson aux enjeux du XXIe siècle, Actes du colloque de l’Académie Delphinale, Grenoble, 19/10/2019
« Le monde était si récent que beaucoup de choses n’avaient pas encore de nom et pour les mentionner, il fallait les montrer du doigt. »
Gabriel Garcia Marquez, Cent ans de solitude, trad. Claude et Carmen Durand, Paris, Editions du Seuil, 1968.
Nous entendons souvent par « intelligence artificielle » l’activité des algorithmes dont les opérations de calcul sont nourries par des flux de méga-données (big data) eux-mêmes engendrés par des capteurs variés. Ces technologies de calcul se complètent de deux prolongements qui engagent des éléments a priori étrangers à elles, prolongements qu’il est souvent difficile de distinguer ce qui relèverait de l’IA conçue en un sens restreint, c’est-à-dire seulement le travail algorithmique, et en un sens large, c’est-à-dire l’IA complétée : elles se fondent d’un côté sur les technologies de l’information et de la communication et appuient l’essor du numérique, et de l’autre elles s’expriment sous les diverses formes actuelles de la robotique. Ce système technique qu’aujourd’hui nous appelons IA, nous pourrions simplement le nommer « informatique avancée » ou « informatique augmentée par les données » ; ce n’est pas encore une véritable « intelligence artificielle » comme il existe des intelligences naturelles, c’est-à-dire des entités capables de prendre des décisions de manière autonome en fonction d’une réflexion consciente.
Sur un sujet technologique comme celui de l’IA ainsi définie, il peut sembler incongru d’inviter un philosophe à parler (plutôt qu’un sociologue par exemple), et plus encore de l’inviter à parler en dernier, comme si, pour clore les débats, il fallait convoquer une parole pleine de « sagesse », la philosophie étant la recherche de la sophia, et, puisqu’on la convoque à la fin du colloque, une parole capable d’avoir le dernier mot. Et de fait, sur bien des sujets contemporains où s’expriment des formes d’inquiétude vis-à-vis de l’avenir, il existe aujourd’hui une sorte de tentation : la parole philosophique paraît interpellée dans un rôle particulièrement difficile à tenir pour elle (la chouette, l’animal d’Athéna, se levant au crépuscule, comme le rappelait Hegel), celui de clore tous les débats relatifs aux technologies nouvelles qui engagent un futur non seulement par nature inconnu, mais dont on dit de plus que, du fait des nouvelles technologies, il sera différent de tout ce qu’on a connu par le passé.
D’un autre côté, lorsqu’on veut associer les termes « éthique » et « IA », il apparaît en effet impossible de ne pas convoquer la philosophie, tant la situation semble complexe, confuse et paradoxale. Si par rapport aux autres disciplines académiques, la philosophie n’a pas le monopole de la complexité, à l’instar des autres elle vise à dissiper la confusion sur les sujets qu’elle aborde (en clarifiant les concepts, en formulant des problèmes et en proposant des argumentations cohérentes), et elle présente l’avantage (sans doute est-ce dû à son fondateur Socrate, un Athénien ironique) d’être plus que tout autre disposée à assumer les paradoxes, ces tensions indépassables entre des thèses à la fois essentielles et irréductiblement contradictoires les unes avec les autres. Or, concernant notre situation actuelle face à l’IA, la confusion apparaît réelle, et on pressent qu’elle peut nourrir certains paradoxes. Dans cette contribution, je veux surtout m’attacher à dissiper la première en clarifiant successivement trois points. J’aborderai successivement les relations entre éthique et IA dans l’expression « éthique de l’IA », puis le besoin d’éthique vis-à-vis des situations contemporaines où des solutions d’IA sont déployées, enfin le type d’éthique propre à satisfaire ces besoins. Ce cheminement me conduira à souligner la nécessité de se positionner sur un autre plan, où on attend également quelque chose du philosophe sur les sujets, même technologiques, qui engagent l’avenir : celui de la réflexion sur les enjeux, les valeurs et les finalités poursuivies par l’action humaine.
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